Art et poésie n°58 - Giani Esposito

Art et poésie

Numéro 58

Numéro du printemps 1972

Entretien recueilli par Serge Dillaz

J’avoue que je n’ai pas bien compris s’il s’agissait d’un entretien en tête à tête avec Serge Dillaz ou bien si c’était la transcription d’une discussion avec les spectateurs après un de ses spectacles. Mais peu importe. Giani parle de son approche artistique de façon assez différente de ce qu’il peut dire quand il est interviewé par des journalistes. L’entretien a du avoir lieu en 1971 puisque la revue est datée du printemps 1972. Une texte très intéressant et à méditer, à mon humble avis.

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UN CHANT PROFOND

     Peintre, comédien, musicien, chanteur, poète, auteur dramatique, Giani Esposito paraît être comblé de tous les dons : après avoir illustré une édition des «Enjambées» de Marcel Aymé, incarné Don Miguel dans « La dame fantôme » de Calderon, publié «Vingt-deux instants», il vient de terminer «Le bateleur», une pièce en alexandrins. A l’écouter, on se rend vite compte que la passion qui l’anime n’est en vérité que la soif de vivre, que l’amour de la vie.
     C’est à l’issue d’un des spectacles qu’il donne actuellement à travers la France que nous l’avons rencontré dans cet échange poursuivi au-delà de la scène par le dialogue spontanément ouvert avec un public semble-t-il intéressé voire passionné par l’expérience courageuse d’un artiste ayant rejeté les hypocrisies d’un genre trop souvent artificiel. C’est en effet sans artifice aucun qu’il présente un spectacle de chansons, de poésie et de danse par moments déconcertant par sa nudité inhabituelle mais finalement captivant par la qualité émotionnelle qui en résulte.

DONNER TOUT SON CŒUR TOUT

     «Mon spectacle, c’est chaque fois une aventure. C’est d’autant plus difficile que beaucoup de spectateurs ne connaissent la plupart du temps que «Les clowns». L’aventure se transforme donc rapidement en épreuve d’attention. Ce serait naturellement plus facile si je m’épaulais avec des musiciens, en un mot si je jouais le jeu mais ce n’est pas à moi de changer. Mon rôle consiste à risquer de ne pas être compris. C’est pour cette raison que je répugne à faire les fausses sorties traditionnelles. Il est nécessaire aujourd’hui de casser certaines traditions. Malgré mon admiration pour Montand, je ne vois pas l’avenir ainsi, mais beaucoup plus dans la rue, si vous voulez. Je préfère donner tout mon cœur tout !»

DE L’HUMOUR A LA GRAVITÉ : LE MÉTIER D’HOMME

     «Je veux être avec les autres à ma façon. Ma façon ce soir, c’est de chanter et de dire des textes mais demain, il est possible qu’on se rencontre ailleurs et je serai alors peut-être totalement autre. La difficulté c’est d’être là et de ne pas y être, on le comprend bien dans les textes orientaux ou plutôt dans les témoignages car la littérature en définitive ne me passionne pas tellement. Mais on peut trouver également cet esprit en Occident, vous savez. Dans Saint-François, par exemple. J’ai mis en musique un fragment d’une épître de Saint-Paul qui «sonne très juste» comme le texte sacré de Krishna : «L’arbre de Santal». Je ne pourrais d’ailleurs pas donner ce genre de récital tous les jours car je serais obligé, dans ce cas, de tricher. C’est aussi pourquoi on construit tout, on fabrique tout au music-hall. Dans ce sens, je ne suis sûrement pas un artiste si on voit dans ce terme un synonyme d’artifice. Je ne sais en somme ni vraiment jouer du piano ni vraiment chanter. Je cherche à être tout simplement. Et puis, on est de plus en plus seul, l’art est une occasion unique de contact et il ne faut pas la rater.
     Comme dans la vie, je tente toujours sur scène de passer de la gravité à l’humour mais il faut avouer que c’est assez périlleux. Je crois également beaucoup à l’alliance du verbe et du geste. Sur la seule musique d’un poème, l’étude chorégraphique d’Ersie Pittas de la Compagnie de Jérôme Andrews qui veut exprimer «la recherche au travers des vies successives de cette image cachée, ce Divin au fond de nous» m’ouvre en effet des horizons nouveaux. Bien sûr, on fait passer beaucoup de choses avec des percussions mais on s’est aperçu après trois mois de travail que la musique pouvait se dégager d’elle-même. Le silence, c’est la vraie musique, vous savez ! Je crois que la danse moderne va vers ce langage. Il reste néanmoins beaucoup à faire dans ce domaine. En définitive, durant ces quelques minutes, je ne dis que peu de mots, je les répète plutôt dans une sorte d’incantation. Ce n’est pas tant le sens immédiat qui m’importe que le climat qui se dégage du geste et du verbe. Malgré tout, le principal problème pour le public demeure la compréhension intellectuelle. Les Hindous appellent l’intellect : «le grand assassin» et c’est vrai, l’intellect dissèque tout mais il nous tue finalement en détruisant la joie, la vie, la poésie…

J’AIMERAIS QUE L’ANGOISSE FUT UN FEU

     Le mot «mystique» revient souvent sous la plume des journalistes lorsqu’ils parlent de moi. Cela me surprend assez car je me considère plutôt comme un réaliste. Le poème «Qui» notamment doit plus ou moins les influencer dans ce choix. Je conviens que la question porte en elle une dimension métaphysique mais enfin dans ce cas précis l’inconnaissable est nommé. La réalité, c’est notre angoisse, ce sont nos questions. La question à ce moment est un pôle, un moteur. Je crois, voyez-vous, à des choses subtiles comme à des choses épaisses. Toute notre vie se joue à ce niveau mais il n’y a là aucun mysticisme. C’est d’ailleurs un peu le sujet d’une pièce que je viens de terminer (j’ai mis 7 ans à l’écrire ; elle est en alexandrins) et dont les deux-tiers sont grotesques et qui, vers le dénouement vire au sublime si j’ose dire. Il faut que l’acteur soit d’une très grande vérité et je dois vous avouer que j’aimerais beaucoup Dufilho dans ce rôle. Je vous parlais d’angoisse à l’instant. Je suis plus proche de l’angoisse des Marx Brothers que celle de Beckett. L’angoisse qui se dégage des films de ces comiques américains est dynamique. L’angoisse peut être un feu ou un éteignoir. Je voudrais qu’elle fût un feu.
     Quels sont les poètes que j’aime ? J’ai aimé Rimbaud bien sûr et Nietsche, lequel a beaucoup compté. Il me touche encore aujourd’hui mais comme tous ceux qui ont influencé un moment ou un autre ma formation. J’aime Char, Michaux et un très grand poète que je viens de découvrir récemment : Octavio Paz. Entrer dans une librairie, toucher les livres, les sentir puis choisir celui qui «colle» à ma personnalité… partir sur les quais pour le lire : voilà de grandes joies dans mon existence !»

Propos recueillis par Serge Dillaz        

Vous qui par jeu pénétrez notre ciel
Altérez notre soif pour que l’avide
en nous l’enseveli le seul vivant
se défigure
          à votre image soit
l’espace
          et l’inquiet mouvement d’ailes
le don de soi
          et la clarté diffuse
qu’il soit énigme
          à votre ressemblance
utile autant qu’un divertissement
et rêverie autant qu’une idée-mère

Oiseaux des profondeurs
          vous qui jamais
n’avez quitté la face des abîmes
poètes

GIANI ESPOSITO
(Librairie Saint-Germain-des-Prés éditeur – 1970)